Illustration de Wojtek Siudmak |
La Main gauche de la nuit est un roman d'Ursula Le Guin. Il a remporté les prix Nebula et Hugo du meilleur roman de science-fiction en 1969 et 1970. Les éditeur·rices ont souvent cherché à insérer ce roman dans un cycle (Cycle de l'Ekumen, Cycle de Hain ou La Ligue de tous les mondes, selon les maisons d'édition). Ursula Le Guin indique cependant qu'elle n'a jamais voulu de ces cycles, que la somme de ces romans ne forme en aucune façon une histoire cohérente, et que chaque récit peut être lu indépendamment des autres, sans ordre précis. La Main gauche de la nuit a été traduit en français par Jean Bailhache. Palmarès oblige, le livre a connu plus d'une dizaine d’éditions illustrées par Pierre Faucheux, Wojtek Siudmak ou Alain Brion. Parmi les dernières en date, on trouve également de très beaux visuels réalisés par une femme, Jackie Paternoster. C'est tellement rare, surtout en SF, que cela mérite d'être souligné. Et pour une fois, les illustrations ne montrent pas inutilement de femme nue, et elles collent parfaitement au texte, ce qui n’est pas courant non plus !
Illustration de Jackie Paternoster |
Le livre proprement dit
Genly Aï, un ambassadeur terrien, est envoyé sur la planète Nivôse, pour proposer à ses dirigeants un traité d'alliance pacifique. Il nous raconte son quotidien, et comment il est l'instrument des diverses factions politiques. Elles se servent de lui, à tour de rôle, pour faire valoir leur suprématie ou régler leurs vieilles querelles personnelles. Malheureusement pour Genly, l’environnement est doublement hostile : son traité n’intéresse personne, et les conditions climatiques de la planète sont épouvantables.
Une photo de sur Unsplash * |
La Main gauche de la nuit est souvent considéré comme un grand roman féministe. Néanmoins, sur la planète Nivôse, il n’y a absolument aucune femme, seulement des êtres « neutres » qui connaissent des cycles d’activité et, pourrait-on dire, d’activation sexuelles. Ils deviennent homme ou femme pour quelques jours, aléatoirement, et peuvent se reproduire. Ensuite, ils redeviennent « neutres ». De plus, quand l’autrice parle des femmes sur la Terre, elle n’hésite pas à recourir à des clichés assez énormes qui, aujourd’hui, seraient immédiatement taxés de misogynie. Ces stéréotypes sont probablement le reflet de l’époque à laquelle le livre a été écrit. Ils présentent une image tellement archétypale, voire caricaturale, de la femme que tout le monde comprend immédiatement de quoi il s’agit. J’ai choisi d’interpréter cela au second degré, sachant que de toute manière, ces propos restent très anecdotiques sur les 350 pages du roman. La réflexion de l’autrice porte plutôt sur l’Autre – autre sexuel ou autre d’un autre pays ou d’une autre planète, et qui possède par conséquent une autre culture, une autre langue, une autre façon de se nourrir, de se vêtir, d’autres coutumes et d’autres lois, etc.
Pour celles et ceux qui craindraient l’omniprésence de cette question de genre ou de sexualité dans le roman, il faut signaler que c’est l’aspect le plus souvent relevé, car le plus racoleur. Mais il occupe à peine un quart du livre, le reste étant consacré aux intrigues politiques, et à la découverte des différents pays de la planète Nivôse.
Ursula Le Guin a une écriture précise, lente et exigeante. La Main gauche de la nuit est un roman atypique et propose une narration très soignée. Le roman vous offre un dépaysement total, vous avez vraiment l'impression d'être sur place, vous connaissez les coutumes et les expressions idiomatiques des différents pays traversés. Fait très étrange, le récit, au lieu d’accélérer en seconde partie comme on le voit souvent, ralentit énormément avec une description très longue (un peu trop ?) d’une progression à marche forcée dans des conditions climatiques catastrophiques. Lisez La Main gauche de la nuit par temps de canicule, vous bénéficierez de tous les avantages d’une climatisation glaciale à prix dérisoire !
Une photo de sur Unsplash * |
« – Bien rares sont les Orgota qui savent faire la cuisine. Moi, haïr l'Orgoreyn ? Non. Je n'ai aucune raison de haïr ce pays. Et d'abord, comment peut-on haïr un pays ? Tibe en est capable, à en juger par ses discours. Moi, j'en suis foncièrement incapable. Je connais des hommes, des villes, des fermes, des collines et des rivières et des rochers, je sais comment les rayons du soleil couchant éclairent à l'automne les mottes d'un certains champ labouré au flanc d'une colline. Que vient faire une frontière dans tout cela ? Ça ne rien à rien. Vérité en deçà, erreur au-delà – voilà que je cite vos grands hommes ! Pour aimer son pays, faut-il haïr les autres ? Si oui, le patriotisme n'est pas une bonne chose. Si ce n'est qu'une forme d'amour-propre, alors c'est une bonne chose, mais dont il faut éviter de faire profession, ou de faire parade comme d'une vertu. J'aime les collines du Domaine d'Estre parce que j'aime la vie, mais c'est un amour d'une nature telle qu'il ne saurait se changer en haine au-delà d'une certaine ligne de démarcation. »
Ursula Le Guin est née en Californie en 1929. Elle est décédé en janvier 2018, à l'âge de 88 ans. Elle s’est intéressée de près à l’anthropologie et à la sociologie. Elle a suivi des études d'ethnologie, et elle est diplômée en littérature. Elle a même présenté une thèse en France, sur Pierre de Ronsard. C'est une des écrivaines les plus connues des littératures de l'imaginaire. Son talent s’exerce sous diverses formes : romans, nouvelles, poèmes, livres pour enfants ou même essais. Elle a également été critique littéraire, et a enseigné dans plusieurs grandes universités américaines.
La Main gauche la nuit est le roman qui l'a rendue mondialement célèbre, en 1969. Il a reçu le prix Hugo et le prix Nebula du meilleur roman, faisant de son autrice la première femme à recevoir ces deux prix. Ursula le Guin a ainsi ouvert la porte à de nombreuses écrivaines de science-fiction. Alors qu’elles s’étaient souvent cachées derrière des pseudonymes « neutres » (C.J. Cherryh, C.L. Moore) ou des prénoms « ambigus », par exemple Leigh Brackett dont nous avons déjà parlé, ou Andre Norton (pour Alice Mary Norton), les femmes ont commencé à utiliser leur véritable nom, sans chercher à se faire passer pour des hommes. La science-fiction était réputée être un genre écrit par des hommes pour des hommes. À partir des années 1970, elle commence à accueillir de nombreuses femmes en son sein, permettant ainsi de renouveler le public des lecteur·rices, et surtout d’amener de nouvelles idées à explorer.
Ursula Le Guin. Photo par Eileen Gunn ** |
Ursula Le Guin ne se considère pas comme autrice de science-fiction, mais comme « romancière et poétesse ». Elle regrette que les écrivain·es de science-fiction ne soient pas reconnu·es à leur juste valeur, et soient toujours exclu·es des grands prix littéraires au profit des écrivain·es « réalistes ».
Son œuvre a été de multiples fois primée par les prix Hugo, Locus ou Nebula. C’est la première, et l’une des rares, femmes à avoir reçu le titre de « Grande Maîtresse de la Science-fiction » (Grandmaster of Science Fiction). Ce prix est attribué par l’association américaine des auteurs de science-fiction et de fantasy (Science Fiction Writers of America ou SFWA) depuis 1975. Il récompense un auteur ou une autrice vivant·e, pour l’ensemble de son œuvre. Il aura fallu attendre presque trente ans pour qu’une femme soit récompensée, et c’est Ursula Le Guin qui, la première, a reçu cet honneur bien mérité. Ursula Le Guin a même été pressentie à plusieurs reprises pour recevoir la consécration suprême, à savoir le prix Nobel de Littérature, même si son décès a brutalement mis fin ces folles espérances.
Invisibilisation
L'invisibilisation des femmes est un processus qui, dans le monde qui nous entoure, tend à masquer les œuvres des femmes, et les femmes elles-mêmes. Les femmes représentant la moitié de l’humanité, comment cela est-il possible ? Tout simplement, parce que ce sont souvent des hommes qui occupent les postes clés et qui décident, par exemple des sujets des bacs (où, en France, aucune œuvre de femme n'a jamais officiellement figuré au programme du bac littéraire). Ou ce sont majoritairement les hommes qui sont membres dans les grands prix littéraires et décernent les prix (tout le monde se souvient des polémiques violentes qui ont accompagné le festival de B.D. d'Angoulême il y a quelques années). Qui se rappelle, par exemple, avoir étudié l'œuvre dramaturgique d'une femme à l'école, ou d'avoir assisté à la représentation d'une de ces autrices dramaturges ? Il y en a eu beaucoup par le passé, mais toutes ont été oubliées, pour ne pas dire effacées. On ne les étudie pas à l’école, elles ne figurent dans aucun manuel scolaire, on ne donne jamais leurs noms à des rues (seulement 2% des rues en France portent un nom de femme). Peu à peu, on les oublie. Mais, me direz-vous, l'œuvre d'Ursula Le Guin est fondatrice, il est impensable qu'on l'oublie aussi vite. Figurez-vous que je suis un peu moins optimiste que vous. Ursula Le Guin est décédée très récemment, en 2018. Je vous donne rendez-vous dans dix ans, et nous verrons si ses livres sont toujours autant réédités, et distribués partout dans le monde, et notamment en France. Personnellement, je tiens à mon intégrité physique, et je n'en mettrais pas ma main (gauche !) à couper.
La question de l’invisibilisation des femmes est très vaste et mérite une réflexion bien plus approfondie que ce que permet cet humble blog. Je vous laisse creuser ce sujet par vous-même, et je continue mes petits articles sur les autrices de science-fiction. Avant qu’on ne les oublie définitivement.
Bonne lecture !
Vous aimerez aussi :
♦ Le Secret de Sinharat, par Leigh Brackett
♦ Les Yeux d’ambre, de Joan D. Vinge
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C'est pas la couv de La nuit des temps de Barjavel ça ?
RépondreSupprimerC'est vrai que ça y ressemble ;-)
RépondreSupprimerBravo pour votre chronique.
RépondreSupprimerJ’aime beaucoup Le Guin et ce livre en particulier (ex aequo pour moi avec Le nom du monde est forêt), je ne réussis pas à me rappeler combien de fois je l’ai lu. Mais votre article m’ouvre de nouveaux horizons.
Rien qu’un bémol. La seule chose qui me dérange dans la description des habitants de Nivôse, c’est que la sexualité y est inséparable de la reproduction (quand ils sont neutres les Nivôsiens (?) se contentent d’amour platonique – plutôt mal nommé d’ailleurs).
Une idée qui hélas me semble reprendre de la vigueur de nos jours.
Et dans ce livre elle me gêne beaucoup plus que les propos parfois mysos de l’envoyé terrien, qui au fond n’engagent que lui (cf les propos racistes de Davidson dans Le nom du monde est forêt).
Encore merci pour ce bel article et pour avoir utilisé écrivaine et autrice, qui pour certains semblent des gros mots.
Anne
Bonjour Anne. Merci pour votre commentaire. Vous avez tout à fait raison. En dehors de "quelques jours de folie" uniquement réservés à la reproduction de l'espèce, il n'y a aucune espèce de sexualité sur Nivôse. Et vous avez, hélas, aussi raison de dire que cette idée recommence à se répandre de nos jours. C'est étonnant de voir que ce roman a été écrit en 1969, alors que le monde était en plein bouleversement, et que les femmes allaient connaître un certain nombre d'avancées dans leur vie, et dans leurs droits fondamentaux. Et que cinquante ans plus tard, tout ceci est en train d'être oublié, bafoué, remis en question par quelques fanatiques mal dans leur peau.
RépondreSupprimerJe vous avouerais par ailleurs qu'au début, j'ai eu du mal à utiliser le mot "autrice", j'écrivais "écrivaine" ou "auteure". Mais maintenant, ce mot me semble aller tellement de soi que je me demande comment il pourrait en être autrement. D'ailleurs quel est le vrai problème ? Que ce mot écorche légèrement une oreille formée dès sa prime enfance à n'accepter, dans certains univers, que des mots masculins ? Ou alors que ce mot ait été délibérément effacé par des hommes qui voulaient maintenir coûte que coûte leur prétendue suprématie, dans certains domaines, en en évinçant les femmes ?