Une illustration de Maria Carella |
Présentation
Le grand Livre est un gros roman, de 700 pages, écrit par Connie Willis. Il a été publié pour la première fois en 1992 aux États-Unis, et en 1994 en France. Il a reçu les prix Hugo, Nebula et Locus du meilleur roman de science-fiction, en 1992 et 1993. Il a été traduit en français par Jean-Pierre Pugi, et a connu sept éditions avec des couvertures illustrées par Jean-Michel Ponzio ou Jérôme Bosch (oui oui !). L'illustration la plus courante, celle que l'on retrouve pour les quatre éditions J'ai Lu, a été réalisée par une femme : Maria Carella.
Le grand Livre nous raconte le voyage dans le temps d’une jeune étudiante en histoire. Elle quitte l’année 2054 pour se retrouver au Moyen Âge. Cependant, tout ne se passe pas comme prévu et, alors qu’elle devait être envoyée dans des années où la peste n’avait pas encore sévi en Europe, elle se retrouve en pleine épidémie. Pire, comme elle est souffrante en arrivant, elle ne parvient plus à retrouver le point de rendez-vous qui pourrait lui permettre de revenir dans son siècle !
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Grossophobie
Note à l’intention de tous·toutes les replet·es, les rond·es, les gros·ses et les obèses : je vous aime. Du reste, je serais bien mal placée pour vous jeter la pierre. Mais les gros livres, je déteste. C'est très difficile de dire quelque chose d'intéressant et de pertinent sur 700 ou 800 pages sans ennuyer, et sans se répéter. Ou alors il faut être un·e conteur·se hors pair pour pouvoir maintenir les lecteur·trices en haleine sur le long cours.
Lorsque je faisais de la traduction, les livres étaient la plupart du temps calibrés à 350 pages. Comprenez bien, vous avez un livre de départ, peu importe sa taille, et l'éditeur·trice en exige tant de pages. C'est donc aux traducteur·trices et aux correcteur·trices d'intervenir sur le texte pour le faire maigrir ou, au contraire, grossir. Maintenant, les livres sont souvent très gros dès leur conception. De fait, de 350 pages, on est allègrement passé à 700 ou 800 en moyenne. Pourquoi ? Pour faire plus sérieux ? Pour tenir les lecteur·trices « captif·ves » ? Je lis environ 40 à 50 pages par jour. Pour lire un bouquin de 800 pages, il me faut donc deux à trois semaines. Et pendant ce temps-là, je ne peux pas lire autre chose. Ou alors les gros livres permettent-ils d’avoir une meilleure surface d'exposition en librairie ? D’augmenter artificiellement la présence des éditeur·trices sur les rayonnages ? Quoi qu'il en soit, ce sont toujours les lecteur·trices qui en paient le prix. Dans le roman de Connie Willis, par exemple, on voit un feu s’éteindre deux fois (sans avoir été rallumé entre temps, bien entendu), une servante qui répond trois fois de suite « sans se retourner ». Page 264, la jeune héroïne « prit appui sur ses mains et se mit en selle ». Toujours page 264, quelques lignes plus bas : « Kivrin sourit au garçon d'écurie et prit appui sur ses épaules » (pour monter en selle). Page suivante, p. 265 donc, « Kivrin (...) alla se mettre en selle en prenant appui sur les doigts entrecroisés de Cob. » En gros, notre héroïne monte trois fois de suite à cheval, alors qu’elle n’en est pas descendue une seule fois !
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Il y a des incohérences plus importantes encore, comme lorsque le prêtre administre les derniers sacrements : « Il effleura ses yeux, ses oreilles et ses narines », p. 125 puis, p. 163 : « Elle se souvenait (...) du doux contact de sa main sur ses tempes, ses paumes, la plante de ses pieds ». Ou il y a des formulations qui peuvent parfois faire bondir : « Le National Trust ne nous autorise pas à changer de système de chauffage et les pièces de rechange des chaudières à mazout sont de plus en plus difficiles à se procurer. C’est actuellement le thermostat qui déconne »... dixit… le vicaire ! Il ne parle pas un peu bizarre, ce vicaire d’Oxford ?
Au début du roman, pendant plus de cent pages, il n’y a quasi aucune description. Les phrases sont très courtes, avec beaucoup de verbes. C’est de l’action pure. Et pour cause, l’autrice n’a pas encore réellement lancé son histoire, elle nous fait patienter avant de planter le décor. À partir de la page 150 environ, les descriptions commencent, on entre dans le vif du roman. Du coup, on se demande bien pourquoi on a lu tout ce qui précède.
Il y a de nombreuses phrases vides et inutiles comme : « Elle suspendit le parapluie de l'homme au dossier de son siège et s'assit près de lui » ou « Le paramed qui avait été chercher Montoya entra et alla brancher la prise de la bouilloire. » Cela ne sert strictement rien, ce sont des phrases parasites qui noient le texte.
Le livre est séparé en deux époques. 2054 et le Moyen Âge. L’époque 2054 n’a, à mes yeux, strictement aucun intérêt, si ce n’est de gonfler artificiellement le texte. La période se déroulant au Moyen Âge est beaucoup plus intéressante, et on s’y réfugie avec soulagement. Malheureusement, vers la moitié du livre, l’héroïne, Kivrin, se propose comme nurse de deux fillettes chahuteuses. Et c’est reparti pour des dizaines de pages de chamailleries qui, en plus de ne rien apporter à la narration, sont très pénibles à lire. Vous assistez, passif·ves, à des scènes à n’en plus finir entre deux gamines qui se détestent...
Tout cela est bien dommage, et c'est aussi dommage que ça n'ait pas été corrigé. Le livre présente pourtant des passages très agréables à lire, légers, avec des anecdotes amusantes. Les parties sur le Moyen Âge sont très bien documentées et, malgré les incohérences indiquées plus haut, on sent bien la désolation qui devait régner alors, ainsi que le désarroi total de ces gens en proie à un mal qu’ils pensaient être une punition divine. Autre point positif : Le grand Livre est l’un des rares romans de la catégorie « Voyage dans le temps » où le personnage principal est une femme.
Le court extrait :
Nous entendons la peste progresser. Les villages sonnent le glas après chaque enterrement, neuf coups pour un homme, trois pour une femme, un pour un enfant. Puis les tintements sont ininterrompus pendant une heure. Il y a eu deux décès à Esthcote, ce matin, et la cloche d’Osney se fait entendre sans répit depuis hier. La cloche du Sud-Est qui a attiré mon attention à mon arrivée en ce siècle s’est tue. Je ne saurais dire si la peste a terminé de faire des ravages dans ce hameau ou s’il ne reste plus là-bas âme qui vive.
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Science-fiction ?
Pas de vaisseau, pas d’espace, aucune technologie (à part actionner un levier et regarder un cadran), la moitié de la narration se déroule au Moyen Âge et l’autre dans un XXIe siècle (2054) où les téléphones, pour ne prendre que cet exemple, sont encore situés dans les couloirs, et où il faut se déplacer jusqu’à eux pour passer des coups de fil. Ou, comme nous l’avons vu plus haut, on chauffe encore au mazout. Est-ce de la science-fiction ? Oui, si l’on en croit la très bonne définition trouvée sur Wikipédia : « La science-fiction est un genre narratif (...) (qui) consiste à raconter des fictions reposant sur des progrès scientifiques et techniques obtenus dans un futur plus ou moins lointain (...), ou physiquement impossibles, du moins en l'état actuel de nos connaissances. Elle met ainsi en œuvre les thèmes devenus classiques du voyage dans le temps, du voyage interplanétaire ou interstellaire (...) » À ce titre, Le grand Livre est indiscutablement un livre de science-fiction, même si la moitié de l’action se déroule dans le passé, sur des bases historiques avérées. Mais, à ce titre aussi, il peut décevoir les fans de gros vaisseaux ou de voyages intergalactiques, dont je fais partie. En revanche, il intéresse celles et ceux qui aiment apprendre tout en lisant pour se détendre. Ce livre ne m’a franchement pas plu, mais il continue à avoir un succès considérable auprès d’un public très large.
Mary Shelley par Richard Rothwell (1840) |
Un hommage à l’inventrice de la SF ?
Il est généralement reconnu que le premier roman de science-fiction a été écrit par une femme, Mary Shelley qui, en 1818, publiait Frankenstein ou le Prométhée moderne. On ne cherchera pas ici à entrer dans le débat de savoir qui a réellement commencé, qui a « inventé » le genre, si c’est bien Mary Shelley ou quelqu’un d’autre. En revanche, il est un fait remarquable que l’on peut souligner. Mary Shelley a écrit plusieurs romans dont Le Dernier Homme, en 1826. Cette œuvre est parfois considérée comme le premier roman de science-fiction post-apocalyptique. Et l’apocalypse en question n’est ni une famine, ni une chute de météorite géante, ni une crise économique mondiale, etc. C’est la peste. Le roman se situe en partie dans le futur (2092), en partie au Moyen Âge, comme Le grand Livre de Connie Willis. On y voit un homme essayant de survivre et de protéger sa famille contre la peste, en vain. Le dernier Homme tourne autour du thème du châtiment d’une espèce qui a fauté et qui, pour cela, va être condamnée. Et il ne restera qu’un seul homme. Dans son grand Livre, Connie Willis nous raconte l’histoire d’une héroïne qui, elle aussi, fait tout son possible pour essayer de sauver toutes celles et ceux qui l’entourent et l’ont « adoptée », comme si elle faisait partie de leur famille. En vain. Et il ne restera… qu’une seule femme, elle.
Comme dans le roman de Mary Shelley où l’espèce humaine est condamnée suite à ses péchés, Connie Willis cite de longs passages de la Bible à de nombreuses reprises. Mais, contrairement à Mary Shelley, son message est plutôt que l’amour et le courage pourront nous sauver de tout.
Dans le livre de Mary Shelley, en 2092, on se déplace encore à cheval. Dans le livre de Connie Willis, en 2054, on continue de devoir se rendre dans les couloirs pour trouver de rares téléphones muraux et passer ou recevoir des coups de fil. Mais la technologie mobile s'est développée aux États-unis dans les années 80. En 1992, lorsque le roman a été publié, on en était déjà aux téléphones mobiles de deuxième génération. Connie Willis en avait très certainement entendu parler, voire elle en utilisait un elle-même !
Une photo d'Adria Berrocal Forcada sur Unsplash * |
Non seulement les deux romans reprennent les mêmes thèmes, les mêmes divisions du temps, mais ils ont aussi plusieurs autres points en commun, comme les évocations d’un avenir paradoxalement suranné. Il est impossible que Connie Willis ne connaisse pas le roman de Mary Shelley. C’est un classique de la littérature anglo-saxonne. Il n’est indiqué nulle part qu’elle ait voulu lui rendre hommage (ou femmage, donc !), il semble néanmoins judicieux de mettre les deux textes en parallèle.
Connie Willis posant avec son quatrième prix Hugo en 2006. Une photo de Kenkonkol pour English Wikipedia * |
La notice de l’autrice
Connie Willis est une romancière américaine de science-fiction. Elle est née en 1945 dans le Colorado. Elle a fait des études d'anglais et d'éducation élémentaire. Elle devient célèbre dès les années 1980, et a écrit une vingtaine de romans, plusieurs dizaines de nouvelles, des essais etc. qui abordent des sujets très divers. À l'instar de sa consœur Ursula Le Guin, Connie Willis est l’une des rares femmes à avoir reçu le titre de « Grande Maîtresse de la Science-fiction » (Grandmaster of science-fiction). Ce prix lui a été attribué par l’association américaine des auteurs de science-fiction et de fantasy (Science-fiction Writers of America ou SFWA) en 2011, pour l'ensemble de son œuvre. Ses écrits sont traduits dans de nombreuses langues et ont reçu de très nombreuses distinctions : onze prix Hugo, sept prix Nebula, douze Locus – pour ne citer que les plus prestigieux ! Bref, qu’on aime ou qu’on n'aime pas, Connie Willis reste une personnalité de tout premier plan dans le paysage de la science-fiction contemporaine.
Bonne lecture !
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Ah oui quand même. Jamais lu celui-ci, mais du coup les erreurs que tu pointes du doigt sont celles qui me font immédiatement sortir d'un récit, je vais donc m'abstenir. De toute façon j'ai le dernier Damasio à lire, et trois bouquins sur Byzance.
RépondreSupprimerAttends la prochaine chronique, ça te fera un livre à lire en plus, d'urgence ;) J'ai même décalé la chronique qui devait normalement arriver le mois prochain, elle est complètement terminée, pour pouvoir passer l'autre en premier ;)
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